Liberté de l’enseignement

Le recteur Frémont cherche une échappatoire illusoire

Dans une entrevue accordée le 9 février à Isabelle Hachey, Jacques Frémont, recteur de l’Université d’Ottawa, revient sur l’affaire Lieutenant-Duval et répète, comme à l’automne, des propos aussi affligeants qu’irresponsables. Son argumentation est celle d’un administrateur frileux désireux de courtiser sa clientèle, non d’un recteur soucieux de préserver la mission de l’université et la liberté professorale, dorénavant sujette à la déferlante des humeurs. Pour M. Frémont, la liberté de l’enseignement est soumise à une règle aussi simpliste que naïve : « Il y a des mots qui blessent. On ne peut reprocher à quelqu’un d’être insulté par un mot. Cela appartient à chacun d’être blessé ou non. »

Encore une fois, le recteur Frémont préfère vivoter derrière sa peur d’offenser au lieu de faire face à ce qui menace son institution : la mainmise d’une idéologie régressive sur la vie universitaire. Prétendre qu’il existe des mots par essence à proscrire, du seul fait qu’ils sont potentiellement offensants, au nom de l’affirmation proliférante d’une sensibilité souveraine, c’est revendiquer sans le dire le droit à la censure par ceux qui prétendent définir les limites de l’expression des opinions. C’est céder aux activistes qui accordent les droits de parole. C’est donner droit à toutes les plaintes et ouvrir la porte à toutes les dérives sectaires ou identitaires. C’est donner libre cours, enfin, à tous les obscurantismes idéologiques.

Que faire demain face à ceux qui se sentiraient offensés par la théorie de Darwin sur l’évolution des espèces ? Que dire à ceux qui affirment que la Terre est plate ? Et à ceux qui nient la Shoah car les faits les offensent, faudra-t-il ouvrir de nouvelles classes avec des professeurs plus accommodants ? Continuer d’avancer la tête basse pour ne pas irriter le ressenti des étudiants blessés par tel ou tel mot, telle ou telle opinion contradictoire ? Demander aux enseignants hérétiques de s’excuser sans répit et sans raison, comme au temps des Gardes rouges ?

Le recteur Frémont se fait le partisan d’une politique de l’impuissance au sein d’une université désormais en butte aux vents, sans boussole de la contestation militante. En livrant sans protection aucune les professeurs aux bûchers moraux des contestataires, il cautionne la fêlure axiologique entre la communauté des enseignants et la communauté étudiante.

Qu’importe l’offense ou la blessure ressentie, jamais elles ne justifient d’interdire l’expression libre de la parole universitaire. Encore moins l’exposition des faits, aussi déplaisants soient-ils. Qu’importe aussi la violence originelle mise en preuve de sa douleur, parfaitement respectable par ailleurs, on ne peut légitimement l’invoquer pour refuser de débattre. Revendiquer un débat respectueux et empathique de la blessure de l’autre, c’est bien sûr une condition essentielle. Mais évitons de tout confondre. L’expression d’une opinion ou d’un « ressenti » n’équivaut pas à la formulation d’une vérité. Et si parfois elle offense, elle n’en est pas pour autant illégitime ni à proscrire. Civiliser le débat, certainement, l’épurer pour apaiser les éradicateurs de toutes obédiences, c’est une tout autre affaire, à laquelle un recteur ne saurait se résoudre pour calmer la tempête. Ce serait de toute manière se prêter à un jeu de dupe. Permettre à des groupes de monopoliser les règles du débat pour leurs fins propres, c’est ouvrir la porte à une mosaïque effrénée de revendications qui tiennent pour des faits ce qui relève de l’opinion.

Ce type de confrontation est moins nouveau qu’il n’y paraît. Sauf qu’aujourd’hui, il est d’une ampleur inouïe. En 1967, Hannah Arendt écrivait déjà : « […] la vérité de fait, s’il lui arrive de s’opposer au profit ou au plaisir d’un groupe donné, est accueillie aujourd’hui avec une hostilité plus grande qu’elle ne le fut jamais ».

Quand, dans un cours sur l’histoire sociale du Québec, on proscrit l’usage de mots jugés offensants, voire déshumanisants, par certains (pea soup, frogs, porteurs d’eau), on dévalue la vérité au profit de l’opinion, on trahit l’apprentissage critique du savoir au nom du respect du ressenti individuel. Il ne s’agit évidemment en aucun cas de légitimer le discours haineux, contraire par définition à l’existence d’un débat libre.

En prenant une fois de plus le parti des étudiants, le recteur Frémont cherche une échappatoire illusoire qui, loin de mettre fin au débat ou de le clarifier, l’exacerbe maladroitement. Il conforte le droit de bâillonner l’enseignement universitaire. En adhérant aux trigger warnings en vogue dans les campus américains, il jette la suspicion sur le moindre plan de cours, justifie la coercition étudiante sur la mission professorale et donne libre cours au penchant des censeurs qui s’appliquent à expurger les textes de tous les mots jugés infamants. Injonction qui s’applique également aux œuvres de fiction. Pourtant, la fiction n’est pas la transcription servile du réel et n’a pas à être assujettie à ses diktats moraux.

Dans une société démocratique, le ressenti ne saurait contraindre à lui seul à l’assentiment. Le recteur Frémont a préféré céder le pas à la célébration du droit des minorités de toutes espèces à revendiquer des accommodements infinis à leurs désirs, sans réaliser que cette attitude démissionnaire mine la revendication universaliste de l’université. La classe n’est pas un précipité du monde, elle n’est pas pour autant à l’abri de ses contradictions et de ses mouvements. Alors, n’acceptons pas d’en faire un lieu où le débat n’est autorisé qu’à condition d’être consensuel et vidé du poids des faits. Il faut tenir bon contre ceux qui veulent dévoyer l’université, monsieur le recteur, mais pas au prix du mensonge et du renoncement, malgré les menaces et la critique.

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